Deux semaines. Deux semaines et pas de nouvelles. Au début Miranda n’y avait presque pas prêté attention. Elle avait passé sa vie comme dans un rêve éveillé, une espèce de fantasme permanant. Son esprit avait relégué cette soirée à sa juste place : celle des choses qui n’existent pas. Elle s’était sentie plutôt heureuse, elle avait beaucoup de regards et de sourires pour nourrir sa fantaisie diurne. Elle s’était imaginée toutes sortes d’histoires mais même celles qui se terminaient mal lui faisaient un plaisir étrange. D’autres finissaient bien, étonnamment. Ceux là, elle ne pouvait pas y penser sans rougir.

Et puis la deuxième semaine avait débuté et le fantasme se refermait sur lui-même comme une cage dans laquelle son cœur serait emprisonné. Elle commença à regarder nerveusement sa messagerie le matin avant d’aller travailler. Encore plus nerveusement que d’ordinaire en tout cas.  La seule idée qui l’occupait était ce que Ridley pourrait lui écrire, un jour. A un certain elle commença à hésiter à lui écrire elle-même. Sur les trois derniers jours, elle avait du rédiger quatre ou cinq brouillons plus ou moins abracadabrants qu’elle n’avait jamais envoyés.

Et puis un jour, alors que l’angoisse était à son comble, le message était arrivé. Au fond elle était surprise, une partie d’elle continuait de croire qu’elle avait rêvé toute cette histoire.

En lisant le début du message elle pensa qu’il se moquait bien d’elle. Trop occupée par lui parler, on avait toujours mieux à faire de s’occuper d’elle. Mais la suite l’aider à se raisonner. Après tout, il semblait tellement enthousiaste. Il était rare qu’on lui parle de cette façon. Et puis… il lui avait offert un ours en peluche. Comme toujours la réponse à apporter fut l’objet de milles réflexions.

Bonjour, Ridley (c’était désespérément formel mais bon)

Je suis contente d’avoir de nouvelles (j’ai failli croire que j’avais rêvé oui, aurait-elle pu ajouter). Je peux tout à fait me rendre disponible samedi soir. (« Tout à fait ? Pfff c’était ridicule) Samedi soir, ça me convient. (Plus tranchant tu meurs.) Pourquoi pas se voir samedi soir ? 21h ça me semble bien. ( c’était pas fou… mais acceptable) A très vite. (Il était temps d’envoyer ce message avant de l’effacer.)

Elle ne songea même pas à utiliser le téléphone, même si elle l’enregistra soigneusement dans son répertoire. De toute façon, elle savait que Ridley passait son temps sur son ordinateur pour travailler. Elle se demandait bien pourquoi il avait estimé qu’il vaudrait mieux s’appeler ou s’écrire. Elle se perdit en conjectures une bonne dizaine de minutes.

Plus le samedi en question approchait plus l’angoisse montait et même temps que la joie. Heureusement elle ne travaillait pas ce jour là. Le vendredi soir, c’était sa séance avec sa superviseuse/thérapeute. Mais elle devait bien s’avouer qu’en ce moment, peu de temps était consacré à discuter des situations qu’elle rencontrait au travail.

- Mais, mais, mais, mais s’évertuait-elle, c’est presque… ça ressemble à…

- A ? insista la psychologue qui se trouvait sans doute quelque part à l’autre bout de la planète.  

- Je sais pas à …

De l’autre côté le silence lui-même s’impatientait.

- A un rendez-vous voilà. Elle avait prononcé le mot dans un français parfait ce qui précisait bien de quel genre de rendez-vous il s’agissait.

- Et alors ? commenta la psychologue.

- Et alors ? Et alors ? Et alors je peux pas….

- Pourquoi ? s’offusqua la thérapeute qui perdait visiblement son sang froid. Parce que vous ne pouvez pas ? Parce que vous n’êtes pas de ce genre de personne ? Parce que ça va mal finir. Allons allons allons Miranda on sait toutes les deux que rien de tout ça n’est rationnel.

- C’est mon patron ! argua Miranda qui commençait elle aussi à monter en pression. Elle n’était pas en colère pourtant. Juste angoissée.

- Ah ah ! La vieille excuse ! J’y crois pas une seconde Miranda !

Le silence se fit à nouveau.

-Alors je fais quoi ? essaya Miranda d’une toute petite voix.

- C’est facile. Vous y allez.

-Mais, mais… reprit Miranda, en plus il à l’air d’avoir tout prévu et moi je sais pas du tout ce qui va se passer. Et puis des vêtements confortables ! Confortables ! Je vais avoir l’air de quoi moi ! Un sac à patates ?! J’ai du commander ça sur internet !

- Ne me faites pas croire que sans ça, vous vous seriez mise en robe, commenta encore la psychologue.

- Vous marquez un point, répondit Miranda.

- Ah ah ! fit la psychologue fière d’elle.

- C’est bon hein…

- Pardon…

Elles soupirèrent en cœur. Au fond elles s’aimaient bien. Il était rare que de la vraie colère explose entre elles.  Il y eut encore un moment de silence pendant lequel la lèvre inférieure de Miranda trembla.

- Je…. je sais pas si je vais y arriver… vous avez raison je le veux au fond mais je ne sais pas si…

-Miranda… probablement qu’il sent déjà que c’est difficile pour vous. Vous dites que pour lui aussi c’est difficile. Je crois que ce qui est important, c’est pas l’image que vous renvoyez. Je crois qu’il s’en fiche.

- Peut-être, concéda Miranda.

Elle ne dormi que très peu la nuit qui suivi, avec fiché dans le ventre un mélange d’espoir et d’angoisse. Les deux allaient toujours de pair. Comme elle avait son après midi de libre, elle décida d’aller faire un tour au spa. Une des rares choses qui la détendaient encore. Elle passa des heures et des heures dans ce grand bassin dont la couleur changeait à intervalle régulier, dans la pénombre. Elle faisait la planche  dans l’eau  où était diffusée une musique douce.  Un léger courant la poussait sur la surface et les bulles massaient son dos doucement. Elle ne connaissait que peu de choses qui soient aussi agréables.

Il fut difficile de sortir du spa mais la peur d’être en retard fut étrangement plus forte que le désir de renoncer à se rendre à cette soirée.  Elle passa du calme à la fièvre dès qu’elle entra dans sa chambre. Sur son lit trônait sa tenue toute neuve. Elle l’enfila. Elle avait l’air d’être en pyjama… c’était terrible. Elle essaya en vain de se souvenir des mots de sa psychologue et résolu de se maquiller malgré tout, pour sauver les meubles. Elle avait l’air de s’apprêter à faire un jogging, chose qu’elle n’avait pas faite depuis très longtemps. Elle bataillait encore pour attacher ses cheveux quand on frappa à la porte.

- Merde ! ragea-t-elle avant de finalement renoncer…ils retombèrent sauvages autour de son visage. Tant pis… Dans le doute elle fourra son chouchou dans sa poche.

- Bonsoir Miranda, commença Ridley, tu vas bien ?

Il lui fallut un temps pour se souvenir que oui, ils se tutoyaient. En soi c’était un choc. Elle se força à sourire pour masquer la pâleur de son visage. Elle espérait que l’anticerne suffirait pour dissimuler qu’elle n’avait presque pas dormi.

- Je vais bien, menti-t-elle à moitié. Et toi alors ? Tu n’as pas trop travaillé j’espère…

Un sujet neutre, de la petite conversation. C’était bien. C’était tout ce qu’il leur fallait, mais sans savoir pourquoi, elle se disait que ça n’était pas gagné.

- Alors on va où ? demanda-t-elle encore un brin nerveuse. Elle espérait qu’il ne s’agissait pas de quelque chose de trop extravagant… ou qui lui fasse faire un effort physique.  Cela serait vraiment le pire, le comble du ridicule. Au pire, elle espérait trouver la force de refuser.

Ils échangeaient les commodités d’usage. Elle aurait presque pu se sentir bien si elle avait enfilé autre chose qu’un sur vêtement. Tant qu’elle gardait les yeux baissés ou presque, tout irait bien et elle s’autorisait à sourire un peu. Elle était contente elle aussi.

-Ça va très bien maintenant qu'on peut se voir à nouveau, avoua-t-il un peu timidement.

Et voilà, il semblait qu’aucun d’eux ne pouvait tenir une conversation qui soit juste normale et légère plus de deux phrases. Elle était très mal à l’aise soudain et tout ce qu’elle put faire fut rire nerveusement en tordant les manches de son survêtement dans ses mains. Elle ne répondit rien donc, elle n’aurait pas su quoi répondre, trop gênée pour trouver gentil ce qu’il venait de dire. Heureusement il changea de sujet.

-Et j'ai travaillé juste ce qu'il faut, enfin je pense c'est difficile d'en juger.

Et Miranda n’allait pas rentrer dans ce débat là non plus même si pour elle les horaires de Ridley relevaient de la folie pure.  Cela ne ferait que soulever d’autres sujets difficiles. Sans rien répondre donc, elle demanda ce qu’ils allaient faire ensuite.

- Observer les étoiles et les aurores boréales, comme promis ! Mais depuis un endroit chauffé hein, c'est mieux que de traîner dehors. Et après c'est une surprise, mais ne te tracasse pas trop pour ça.

Si si, Miranda se tracassait. Déjà parce qu’elle aurait trouvé facile et agréable de regarder les étoiles dans une jolie robe que dans son presque pyjama même si comme sa psychologue l’avait souligné, elle aurait probablement terminé en jean après avoir hésité des heures durant. Ensuite parce qu’elle avait peur d’être ridicule, comme elle finissait toujours par l’être. Elle espérait que le ciel serait une distraction suffisamment importante pour chasser des images d’elle, rouge, trempée de sueur. Non vraiment elle était monstrueuse lorsqu’elle faisait un effort.  Elle pensait que les questions s’arrêteraient là, mais il n’en avait pas encore fini avec elle.

Elle était trop occupée à regarder le sol pour s’apercevoir qu’il cachait quelque chose derrière son dos depuis le début de cette conversation. Avant qu’elle n’ait le temps de réagir, il lui tendait une petite rose, tout sourire.

Un instant elle ne compris pas, tellement cela lui semblait absurde. Puis les choses se remirent en place. Une rose. Pour elle. Même son esprit n’avait pas imaginé un truc comme ça depuis leur dernière rencontre.  C’était juste surréaliste.

- Euh je… fit-elle avant de prendre la rose dans ses mains.

Elle se demanda quoi en faire, la tenant maladroitement entre ses doigts. Un merci lui aurait-il brûlé les lèvres ? Apparemment oui. Il fallait quand même qu’elle montre qu’elle acceptait. Alors elle fit la première chose qui lui vint à l’esprit : la mettre dans ses cheveux. Elle faisait la même chose avec les pâquerettes lorsqu’elle était enfant.

Elle lui fit un sourire, timide adressé au sol, sans rien ajouter ou dire.

- On y va ? répéta-t-elle d’une petite voix.

Et pendant qu’ils marchaient, son esprit tournait à plein régime. Un rencard c’était vraiment de cela qu’il s’agissait. Elle n’aurait jamais pensé, d’ordinaire ça n’arrivait jamais. Jamais comme ça, jamais aussi franchement. Elle ne savait même pas dire comment elle se sentait, tellement elle avait peur.

Dans quoi s’était elle encore embarquée ? Elle était en jogging et elle avait une fleure dans les cheveux. C’était un rendez-vous à la française avec cet homme qu’elle connaissait à peine et qui de surcroit était son patron.  Elle aurait sans doute mieux fait de faire demi-tour. Qu’est ce qu’elle allait faire maintenant ? S’il faisait un geste vers elle ? Tomber dans les pommes ? Le gifler ? Prendre le risque de se laisser faire ? Tout cela à la fois ? C’était beaucoup trop difficile pour elle, elle ne savait pas faire ça, elle ne le supporterait pas. Et pourtant elle était là. Elle le suivait en silence pendant qu’il cherchait quelque chose à dire. Elle le suivait, de son plein gré. Elle n’avait déjà plus envie de faire demi-tour. Le piège se refermait sur elle très doucement et très naturellement.

- Et sinon, quoi de neuf depuis deux semaines ? J'osais pas trop t'envoyer des mails juste pour te demander comment ça allait, je ne voulais pas te déranger.

Et voilà que maintenant il fallait répondre à nouveau. Elle avait de lui raconter qu’elle lui en avait voulu de ce long silence. Qu’elle en était venue à croire que leur rencontre n’avait pas eu lieu, qu’elle était un peu folle quand il s’agissait des relations. Mais cela aurait été courir à sa perte. Alors elle se contenta de dire la première chose qui lui passa pas la tête.

- Quoi de neuf euh… pas grand chose… des larmes, de l’angoisse, des propos suicidaires…des réunions et des chercheurs un peu perdus… la routine en fait…

C’était à cela que ressemblaient ses journées. Des tranches de vie, des choses dites qu’il fallait laisser pour passer à autre chose encore et toujours. Ouvrir des boites de pandore les renfermer aussi sec. Y penser beaucoup. Remuer tout cela dans sa tête, arranger les éléments comme les faces d’un rubix-cube jusqu’à obtenir cette image en amassant de bouts de puzzle. Cette image souvent horrible. Attendre, le temps que l’autre soit capable de supporter de la voir aussi. Recommencer pendant qu’il la nie à nouveau. Etre patiente. Supporter que l’autre se brûle ou le tirer des flammes si c’est son désir. La difficile balance entre respect et secours…

Tout cela lui paraissait tellement plus facile que les vraies relations pourtant. Elle espérait qu’il n’allait pas rebondir sur cette phrase un peu abrupte qu’elle avait eue.

- Et v…. toi ? Quoi de nouveau ?

Miranda pensait n’avoir fait que raconter ces deux semaines, simplement, comme le ferait n’importe qui. Elle avait tendance à oublier parfois qu’elle ne faisait pas exactement un métier comme les autres, même ici au SCP. Evidemment, il n’avait pas pu laisser passer ça. Avec le recul c’était logique. Mais elle avait été toute émue parce qu’il lui avait donné cette fleur, signant sans doute par là le funeste destin de cette rencontre, l’obligeant en quelques sortes à se jeter dans la gueule du loup. Alors elle n’avait pas vraiment réfléchit avant de parler.

- La routine ? Je trouve ça un peu déprimant comme routine. Comment tu veux avoir le moral si tout ce que les gens font tous les jours c'est de te raconter des trucs horribles et de t'expliquer en long en large et en travers comment ils veulent se foutre en l'air ?

Elle se força à respirer pour répondre quelque chose de sensé. Il serait utile qu’ils changent de sujet. Déjà il était en train de s’inquiéter pour elle et elle n’aimait pas ça. Non pas qu’elle le pensait pas sincère. Plutôt qu’elle savait que parfois, cela pouvait conduire à d’énormes disputes.

- Pour moi ça ne l’est pas, déprimant, dit-elle en essayant de lui sourire un peu. C’est leurs histoires par la mienne, le tout c’est de faire la part des choses. Avec le temps, j’y suis arrivée, même si bon il y a des jours plus difficiles que d’autres j’aime ce que je fais, vraiment. J’aime ressentir toutes ces choses…

La suite de l’explication risquait d’être glissante alors elle s’arrêta là. Elle aimait être proche des gens pour une fois, partager des choses avec eux, sans jamais risquer sa peau dans la relation. Tout le contraire de ce qu’elle faisait maintenant.

- Chacun son point de vue de toute façon, j'imagine que de me savoir toute la journée et toute la nuit dans un bureau juste à côté de mon lit ça te fait grincer des dents aussi, quand bien même je trouve ça passionnant. Je devrais pas juger là-dessus mais bon, ça m'inquiète j'ai envie que tu ailles bien et je sais que c'est pas un boulot facile.

Heureusement il n’avait pas plus envie que cela qu’elle développe apparemment. Il avait raison, mais ce qui la faisait le plus grincer des dents comme il disait c’était le temps qu’il y passait. Quand elle-même terminait vers 21h elle considérait que c’était une très grosse journée. Ridley travaillait presque tout le temps y compris les week-ends. Il y avait là de quoi devenir fou. Mais bon…, sans doute que cela lui servait à quelque chose. Ça aussi c’était son histoire qu’elle devait laisser tranquille.

- On est deux à faire un travail difficile, souffla-t-elle simplement en réponse.

Elle n'allait pas non plus dire que son travail était facile mais elle-même détesterait être à sa place. Faire face à toute la violence du monde. Gérer les brèches de confinements, au lieu d’aller se terrer quelque part comme elle était parfois obligée de le faire.

- Moi eh bien… des dossiers à trier, de la lecture, des mails… le président russe qui lance des piques pour pas changer. Et un brin d'organisation à faire pour me libérer une soirée et tout préparer.

Miranda pense qu’elle s’évanouirait sans doute de peur si un président devait lui lancer des piques. Tout cela devait être tellement compliqué, il y avait des vies en jeu. Non décidément elle était très heureuse de la place où elle était.

- Rien que ça ? questionna-t-elle, et comment ça tout préparé… je me demande bien ce que…

Elle fit silence lorsqu’il alluma la lumière de l’observatoire. Il y avait là un océan de matelas qui faisait face au globe de verre qui était encore fermé.

- Installe-toi où tu as envie, j'éteindrais la lumière après sinon ça gâche tout.

Elle fut contente de cette délicate attention. Elle aurait bien été capable de trébucher sur les matelas et de se faire mal si la lumière avait été éteinte. L’appréhension augmentait à nouveau. Elle alla s’installer relativement au bord de l’assemblage de matelas et la question qui la taraudait c’était de savoir exactement à quelle distance il allait la rejoindre. Et s’il se rapprochait d’elle dans ce contexte visiblement propice, elle ferait quoi exactement ?

- Tu t’es donné du mal… commenta-t-elle vaguement mal une fois installée.

Elle devait bien s’avouer que les choses auraient été plus confortables pour elle si cette rencontre n’avait pas été formelle, si ses intentions n’avaient pas été aussi claires. Et dans sa tête c’était toujours la même lutte. Pouvait-elle s’y livrer ou devait-elle faire marche arrière. Elle avait choix entre sa solitude qu’elle avait de plus en plus de mal à supporter ou souffrir encore. La seule chose qui avait de la valeur, était ce moment. Et même cela était endommagé par ses craintes.

Elle venait de s’allonger sur les grands matelas, pas très à l’aise, la boule au ventre. Et puis soudain il y eut ce bruit que l’on entendait vraiment que par les très grands froids. La pièce jusque là obscure fut soudain illuminée. Le ciel était d’une richesse inouïe. L’aurore était gigantesque, vibrante, massive. Par dessous les étoiles revendiquaient elles aussi leur lumière et la ligne de la voie lactée fuyait au loin. Immédiatement, les ondulations la détendirent. Cette sensation lui rappelait celle qu’on a lorsqu’on regarde la surface, depuis sous l’eau.

Lorsque Ridley vint s’installer près d’elle, tout ce qu’elle pensa fut que c’était étrange de ne pas vivre cela seule pour une fois. Et si tous les deux, ils pouvaient se rencontrer comme s’ils étaient hors de tout, qu’elle n’avait pas vécu ce qu’elle avait vécu et que lui non plus. Tout serait plus facile alors. Et déjà, ça semblait plus facile.

- Oui… souffla-t-il. Je voulais que tout soit parfait pour qu'on oublie un peu le travail. Et quand il s'agit de partager des choses que j'apprécie avec toi, j'ai pas envie de le faire qu'à moitié.

- C’est réussi, commenta-t-elle sans détourné le regard du ciel, de peur que l’angoisse ne revienne.

De toute évidence Ridley était le genre de personne qui ne faisait rien à moitié, sans quoi aurait-il déjà renoncé à cette relation avec elle que ni l’un ni l’autre ne savait qualifier. C’était sans doute une qualité pour elle.

- J'aurais dû installer un toit comme ça dans ma chambre, ça détend. Mais faudra que je dorme dans le couloir le temps que les travaux soient faits et ça j'aime moins.

Elle eut un sourire. Tout était possible après tout ici au SCP. Surtout pour Ridley qui avait les pleins pouvoir mais pas seulement. Elle savait que tous les aménagements les plus fous des parties logement avaient été autorisés ou presque. Elle-même ne voulait pas vivre dans un endroit qui soit trop étrange ou particulier, mais l’idée d’une vue depuis son lit sur ce spectacle lui plaisait.

- Il y a pas mal de dortoirs vides là où je suis encore… j’ai un voisin de droite, mais pas de voisin de gauche.

Le couloir se peuplait lentement, mais au départ elle s’était sentie un peu seule à l’occuper. Maintenant elle avait au moins un voisin qui était plutôt gentil mais indifférent. Le genre de chose à quoi elle était habituée. Il était venu manger un bout de gâteau à Halloween mais c’était tout. Elle même n’avait pas plus cherché que cela à nouer avec lui non plus.

- C’est vrai que ça détend, ajouta-t-elle encore alors qu’en effet, elle se détendait de plus en plus.

- Si tu veux observer les étoiles ou une planète de plus près à un moment, dis le moi et je te prépare le télescope. On peut même voir les anneaux de Saturne si tu as envie !

Pour le moment elle avait juste envie de rester là un peu tranquille, se remettre de ses émotions maintenant qu’elle se sentait un peu mieux, d’autant plus qu’il se contentait de se montrer enthousiaste sans tenter de s’approcher d’elle d’avantage. Une étrange partie d’elle le regrettait presque mais ça n’était pas grave. Elle aurait le temps de décider quoi faire plus tard. Elle était juste devant le ciel, silencieuse.

- Tout ça c’est déjà magnifique… J’avais jamais vu d’aussi près…

Et à l'image présente se superposait cette de son enfance ou le soleil dansait à travers l'eau alors que le courant l'assourdissait de tourbillons. Elle était bien.

Quand Miranda était arrivée le couloir avait été désert. La chose l’avait rendue un peu triste au départ. Ensuite elle s’en était fait une excuse pour ne pas aller parler aux autres autour d’elle. Aller dans les autres couloirs de logement ça aurait été un peu étrange, et puis au fond celui-ci finirait bien par se remplir. Cependant quand cela s’était produit, elle n’avait pas d’avantage cherché le contact. Elle avait bien apporté quelques cookies frappant aux portes. Cela été resté sans réponse. Alors elle avait juste déposé les cookies devant les portes avec de petits mots. Elle avait reçu quelques remerciements et son courage s’était arrêté là.

- Je pourrais peut-être prendre la place du voisin de gauche momentanément si ça doit se faire alors. Ça dépend, le couloir deviendra bruyant et Bright viendra faire des blagues, avait répondu Ridley à son commentaire sur d’éventuels travaux.

Miranda était un peu surprise, elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit aussi sérieux ni à ce que sa remarque soit prise aussi sérieusement du coup. Une partie d’elle ne détestait pas l’idée que Ridley emménage temporairement plus près d’elle. Une autre au contraire n’aimait pas cette idée du tout. Cela voulait dire qu’il allait avoir une visibilité sur ses allées et venues, la croiser, parfois à des moments où elle n’aurait pas eu le temps de s’y préparer et ce, plutôt souvent. Pour sûr si cela devait arriver, elle allait juste arrêter de dormir.

Elle répondit par un simple rire, s’imaginant la panique si en plus Bright devait s’en mêler avant de ramener la conversation sur le sujet le moins risqué et le plus évident présentement disponible : le ciel. Alors Ridley se lança dans une longue explication et à nouveau elle apprécia pleinement ce sentiment de n’être plus exactement dans la réalité.

- Ça reste toujours à des milliards de milliards de kilomètres de nous. Certaines étoiles sont peut-être déjà mortes au moment où on les regarde mais la lumière qu'elles ont émises vient de tellement loin qu'elle continue à nous parvenir. C'est effrayant de se dire que tout ça s'étend à l'infini et qu'on a la chance de faire partie de l'ensemble. Quand je vais dans l'espace et que je vois la Terre en entier sous mes yeux, je t'avouerai que ça me remet bien à ma place.

Miranda s’imagina une minute dans l’espace, loin de tout. Elle était incapable de se représenter ce que ça pouvait bien faire. Elle pensa qu’elle aurait surtout peur. Peur ? D’être loin de tout et seul ? Ce n’était pourtant pas si différent de ce qu’elle vivait au quotidien après tout. Peut-être que ne plus faire semblant d’être avec les autres alors qu’en vrai, elle ne l’était pas aurait quelque chose de reposant ? En tout cas, elle n’avait pas envie de faire cette expérience là dans l’immédiat. Et puis elle ne comprenait pas ce sentiment de faire parti de quelque chose. Ça n’avait jamais fait beaucoup de sens pour elle.

- Je ne savais pas qu’on voyait des étoiles mortes… mais maintenant que tu le dis… c’est logique en fait.

Elle prit une profonde inspiration, pour profiter de la détente qui l’envahissait comme elle regardait les couleurs ondoyer au dessus d’elle.

- Je ne sais pas si c’est effrayant… mais bon je suis contente d’être où je suis, au milieu d'autre gens.

Au fond, seul au milieu de la foule, on avait encore une chance. Seul dans l’espace aucune. Lentement Miranda comprenait qu’elle n’avait jamais vraiment renoncé, peu importait combien peu elle avait fait d’efforts parfois, combien tout lui faisait peur. Ce moment qu’elle vivait en était la preuve. Si elle n’avait eu vraiment aucun espoir, jamais elle n’aurait accepté de le revoir. Quelques étoiles filantes choisirent ce moment pour passer au dessus d’eux. Que souhaiter ? Qu’est ce qu’elle voulait vraiment ? Elle ne savait pas vraiment quel genre de relation elle attendait. Elle souhaita juste arriver à devenir proche de quelqu’un. Trouver une personne avec qui elle n’aurait plus à porter un masque de normalité qui lui pèse. Cette personne, après tout il se pouvait bien que ça soit Ridley. Là sous les lumières, elle y croyait un peu.

Les étoiles que Miranda contemplait étaient peut-être mortes. Elle trouvait l’idée de mourir dans le silence du vide sidéral particulièrement effrayante. Au moins elles avaient laissé une lumière cela dit. Elle, laisserait-elle quelque chose en partant ? Elle soupira un peu, songeant qu’il fallait peut-être cesser de  voir des métaphores dans tout et juste apprécier la beauté des choses, sans tenir compte du drame qu’elles contiennent parfois.

- Ça dépend tu sais, la théorie de la relativité, du temps qui passe différemment, ça parle pas à tout le monde. Je ne saurais dire combien ont déjà disparu parmi toutes celles-là.

Effectivement… a elle la théorie de la relativité ne lui parlait pas du tout. Elle n’y avait jamais rien compris. Elle avait pourtant tenter de s’accrocher lors des rares cours qu’elle avait eu sur le sujet au lycée. Mais c’était loin et à l’époque, elle avait beaucoup trop d’autres choses en tête.

- J’ai jamais saisi cette idée selon laquelle le temps et l’espace c’est la même chose… c’est beaucoup trop loin de ce qu’on expérimente dans la vie de tous les jours.

Après elle avait toujours eu une sorte de fascination pour toute théorie qui questionne l’expérience qu’on fait en général des choses. Encore fallait-il pouvoir la formuler et la comprendre et ça n’était jamais une mince affaire.  

Finalement ils changèrent de sujet. Ridley lui parlait encore une fois de ses voyages spatiaux, du plaisir qu’il prenait à s’isoler. Elle était contente de se trouver au milieu des autres. Même si elle n’y parvenait pas toujours, elle nourrissait constamment l’espoir de se lier elle s’en rendait compte à présent.

- Tant que ces gens sont sympa avec toi ça va… Moi je t'avouerais que des fois, j'ai du mal à en supporter certains, ça devient fatiguant… Personne au SCP pour l'instant, mais voila. M'isoler et décompresser ça fait du bien aussi. Il n'y a que dans l'espace qu'on évite de m'appeler, ça m'étonne que personne ne l'ait encore fait ce soir d'ailleurs.

Miranda essaya de s’imaginer une journée dans la peau de Ridley. Il ne devait sans doute pas avoir un instant à lui, être sollicité de toute part. Déjà elle-même avait parfois ce sentiment quand trois chercheurs l’appelaient dans la même journée pour qu’elle voit (en urgence évidemment) une expérience ou une autre. Lui était interpelé part des chefs d’état qui devaient en plus poser des questions extraordinairement complexe et importante. Tellement de pression. Elle comprenait son désir de s’évader.

- J’espère que personne ne va appeler… souffla-t-elle avant de regretter. C’était une sorte de compliment sur cette soirée qu’elle venait de faire. Elle aurait aimé éviter que cela lui échappe, pouvoir se préparer avant de le dire.

Mais il changea de sujet.

- Je vais te révéler un petit secret un peu honteux. Mon signe astrologique c'est le Lion… et là-haut, la constellation du Lion… ben… ça ressemble à un fer à repasser. Les boules quoi, je m'attendais à un truc un peu plus viril moi, un lion bon sang… aucun rapport.

Elle eut un rire. C’était vrai que ça ressemblait à un fer à repasser. Et aussi que ça n’était pas quelque chose de très viril.

- C’est une sacré arnaque c’est vrai, ajouta-t-elle. Moi je suis cancer… ça va ressembler à quoi ? Une cuillère à soupe ?

Miranda rit à sa propre blague parce qu’elle état gêné. L’instant d’après elle se senti parfaitement ridicule et résolu de se taire en espérant retrouver un jour sa dignité perdue.

Et voilà ils étaient tous les deux là sous les étoiles. En train de faire des blagues un peu nulles sans pour autant que l’un ou l’autre ne s’offusque. Elle n’était pas habituée à ce genre de situations. Elle devait bien admettre qu’elle se sentait de mieux en mieux, l’angoisse s’en allait et elle avait imaginait que ce qu’elle éprouvait était proche de cet état grisant du début d’une chute libre.  De celles qui précède une douloureuse rencontre avec le sol.

- La cuillère à soupe, c'est plutôt les scorpions, expliqua Ridley même si ça ressemble aussi à leur dard avec un peu plus d'imagination, c'est libre d'interprétation. Non, le cancer ça à plutôt une forme de pince, ça reste à peu près cohérent.

Tout en parlant Ridley lui avait montré une timide constellation qui à son image ce soir se cachait en dehors ou presque de la scène que leur offrait le ciel. Tout cela était plutôt joli, contrairement à elle. Enfin joli, il fallait avoir un peu d’imagination pour y déceler une pince. Après tout, on aurait pu relier les points un peu n’importe comment. Et Miranda n’avait jamais rien compris, ni à l’astronomie, ni à l’astrologie.

- J’ai plus de chance que toi on dirait… commenta-t-elle.

C’était plus pour dire quelque chose cela dit. Au fond savoir à quoi sa constellation ressemblait lui importait peu. Elle n’avait jamais cru que les étoiles puissent faire quelque chose de bien pour elle jusqu’à présent.

- Pour ma défense, je suis pas si porté sur l'horoscope que ça hein... Bright tient juste à le lire à chaque début de réunion et pour tout le monde. Si on l'écoutait, on serait déjà tous mariés avec dix enfants.

Miranda eut encore un rire qu’elle ne regretta pas. Elle avait envie de dire que si elle avait du croire à son horoscope elle serait heureuse aujourd’hui. On lui promettait toujours un bonheur qui n’arrivait pas après tout. Au lieu de ça elle préféra commenter l’attitude de Bright. C’était toujours facile de parler de Bright. Il y avait toujours quelque chose à en dire.

- Ça doit être son côté fleur bleue.

Elle observa encore un peu les étoiles, se demandant ce que Bright pouvait attendre de la vie lui. Une nouvelle blague à faire ? Sans doute qu’il était plus compliqué qu’il n’y paraissait, comme tous ceux qui se mettaient en scène d’une manière ou d’une autre.

- D'ailleurs, pardon je change de sujet vite fait, reprit Ridley, si tu as soif ou quoi j'ai ramené du chocolat chaud. Je promets pas qu'il soit bon parce que j'ai plus l'habitude de faire du thé, mais voilà.

Elle n’avait jamais entendu quelqu’un s’excuser de proposer du chocolat. Elle retint un rire parce qu’elle savait ce qu’on c’était de se faire moquer quand on était déjà mal à l’aise.

- Je veux bien un peu de chocolat oui…

Cette fois elle rit un peu.

- Je veux toujours un peu de chocolat, sourit-elle. Puis elle désigna son corps allongé sur le matelas.

- D’ailleurs ça se voit.

Elle sourit à nouveau. Elle ne savait pas même plus si elle devait regretter ces paroles ou non. Peut-être qu’elle pouvait vraiment parler comme ça lui venait pour une fois. De toute façon tant que durait la chute, elle ne risquait rien. Seul le sol était dangereux.

Miranda se sentait bien, ça n’allait pas durer mais c’était assez irrésistible. Aussi, elle avait dit le fond de sa pensée sur le chocolat, et sur son physique par la même occasion. Elle avait juste arrêté d’avoir peur de ses réactions depuis que le ciel qui brillait au dessus lui donnait l’impression d’être sous l’eau, ou dans un rêve.

- Et alors ? C'est bon le chocolat, pourquoi s'en priver et surtout comment y résister ? Je trouve ça bien que ça se voie, le chocolat c'est positif. A dire vrai, je te trouve bien comme tu es mais je sais aussi que je suis mal placé pour juger quoi que ce soit.

Au contraire Ridley semblait tout à fait en position de juger. Après tout, il passait des heures et des heures  à travailler et il devait sans doute trouver encore le temps de s’entretenir étant donné l’allure qu’il avait. Elle se demandait comment il pouvait faire. Pour elle, la simple idée de l’exercice physique était synonyme de nausée, souffrance, douleur, humiliation. Elle se contenta de rougir devant le compliment mais elle tourna malgré tout son regard vers lui, histoire de vérifier s’il était sérieux ou non. Avec la semi obscurité sous la laquelle ils étaient, elle avait moins de mal à le regarder dans les yeux.

- Je crois que tu n'apprécies pas trop les compliments donc je n'en ferais pas à proprement parler mais je vois pas où est le problème de mon côté. Et même si aimer le chocolat devait en être un, j'ai envie de dire que tout le monde à des défauts et que ça rend la personnalité plus riche encore. Si tout le monde était parfait ça serait très ennuyeux.

Il était vraiment mal placé pour dire cela. Elle avait beau y penser, elle ne voyait pas quel défaut il pouvait avoir. Et puis elle se souvient sa crainte de l’eau, sa manie de tout vérifier à l’infirmerie, la manière dont il se méfiait de Evans. Effectivement. Tout le monde avait une part d’ombre, de folie, ou au moins une petite addiction. Elle était bien placée en revanche pour savoir cela, alors elle lui adressa un sourire puis se tourna sur le dos vers le ciel à nouveau.

- Je sais pas si je n’apprécie pas…en tout cas je sais jamais quoi répondre. Si je dis « merci » ça fait un peu « Ah oui merci je sais », si je dis rien, ça fait genre la fille ingrate. Des fois aussi j’ai envie de dire que c’est pas crédible mais ça fait que m’enfoncer en général. Alors c’est mieux si je me retrouve pas dans cette situation.

Elle haussa les épaules avant d’ajouter.

- Pour cette fois, on va dire que la beauté c’est très subjectif hein… en attendant… il est où ce chocolat ?

Tout naturellement, elle avait confié qu’elle n’aimait pas trop les compliments. Elle avait fait par de sa difficulté à y répondre, à savoir quoi dire quand de toute façon, il glissait sur soi comme des goutte incapable de nettoyer la saleté à l’intérieur d’une vitre sale.

- Tout dépend de l'intonation avec laquelle on remercie je pense. Et puis ne t'en fais pas, rougir c'est déjà une jolie réponse tu sais. C'est celle pour laquelle j'opte aussi quand on me fait un compliment.

Elle l’avait déjà vu rougir une ou deux fois c’était vrai. C’était toujours très étonnant sur ce visage qu’elle avait l’habitude de voir lors des discours sur les écrans du SCP, si calme, si sûr de lui dans toutes les circonstances. Elle avait juste sourit, espérant qu’elle-même n’avait pas rougit, parce qu’elle savait à quel point cela la rendait encore plus laide.

Elle avait donc fait diversion, demandant si finalement il pouvait lui servir le chocolat en question. Au moins elle aurait les mains occupées et une excuse pour cacher son visage derrière ses cheveux après ce moment un peu plus difficile. Il lui tendit une tasse et elle la prit avec soulagement. Elle avait toujours aimé cette odeur, elle était associée à de rares moments doux dans son enfance. Il arrivait à sa grand-mère de lui faire un chocolat chaud lorsqu’elle était petite et qu’elle avait ramené de bonnes appréciations de l’école. Elle souffla sur le liquide doucement, saisissant ainsi l’occasion de regarder ailleurs que sur le visage de Ridley.

- Moi je supporte pas mon nez…

Cette première phrase eut le dont de la surprendre. Son nez ? Qu’est ce qu’il pouvait bien avoir son nez ? Intriguée, elle tourna à nouveau son visage vers lui pour tenter de comprendre mais la pièce était trop obscure pour que ce mystère puisse être résolu.

-... et chaque matin j'ai la boule au ventre quand je dois vérifier que j'ai pas de cheveux blancs, j'ai ça en horreur… sans compter les tatouages, les cicatrices… j'essaye de pas trop penser à ce que je n'aime pas chez moi parce que je ne peux rien y changer. Juste pour dire que moi aussi j'ai subjectivement des défauts. Mais heureusement on ne se limite pas à ça. Enfin j'espère.

Son premier réflexe après cette tirade invraisemblable fut de le rassurer.

- Heureusement qu’on ne se limite pas à ça oui…

Elle eut envie d’ajouter « pour moi surtout » mais c’était sans doute inutile.

- Les cheveux blancs pourquoi c’est si grave ? Ça au moins on va tous y passer, ça a le mérite de pas être injuste. Les cicatrices c’est autre chose… j’en ai quelques uns que je regrette aussi.

Des erreurs de jeunesse, des moments d’égarement ou il était plus facile de résister à l’appel de la nourriture, ou de supporter une journée de classe en faisant couler le sang. Elle était jeune. Elle se sentait ridicule en y repensant.

- Mais ces tatouages alors ? Ce sont des erreurs de jeunesse ?

Elle avait du mal à imaginer Ridley autrement que sérieux, d’ailleurs son style vestimentaire était assez peu compatible avec les tatouages. Le plus souvent d’ailleurs, il les gardait cachés. Elle espérait que Ridley allait lui parler d’une jeunesse différente, plus délurée peut-être. En tout cas, elle était curieuse.

Miranda était étonné que Ridley appréhende à ce point de vieillir. Elle même avait toujours pensé que c’était une sorte de luxe. Si l’on était vieux c’était qu’on avait vécu longtemps. Et donc surmonté un certain nombre de choses sans y rester. C’était trouver une fin paisible à une vie agitée. Cela dit, Ridley était plus âgé qu’elle. Peut-être tiendrait elle un autre discours quand ses cheveux blanc à elle menaceraient d’apparaître.  Cela lui semblait loin pour l’instant. Elle espérait que cela serait synonyme de plus de tranquillité, de confiance en elle. Ce qu’elle voulait, c’était devenir une vieille sage, un peu plus respectée que ce qu’elle était maintenant. Apparemment Ridley lui voyait les choses d’une autre façon.

- C'est grave parce que ça veut dire qu'on devient vieux, tout simplement. Être vieux c'est devenir incapable de faire son boulot correctement, de réagir comme il faut. Devenir vieux c'est devenir lent, devenir gâteux si ce n'est dément. C'est finir ses jours à l'hosto pour y crever parce qu'on ne peut même plus manger seul ou aller aux toilettes. Donc non, j'ai pas l'intention d'y passer. Pas de cheveux blancs sinon je ne sors plus, point barre.

Elle ne sut pas franchement quoi répondre à cela. Tout ce qu’elle avait envie de répondre était que mourir était une sorte de fatalité à laquelle personne ne pouvait guerre échapper. Qu’il fallait juste s’y résoudre. Ce genre de pensées dites à voix haute sonnaient un peu trop morbides ceci dit alors elle se contenta de sourire un peu.

- Ça promet d’être difficile, souffla-t-elle en souriant.

Après quoi Ridley revient sur l’autre moitié de ce qu’elle avait dit, à propos des cicatrices qu’elle regrettait.

- Ta cicatrice à la jambe tu veux dire ? Enfin, vu comme tu en parles, j'imagine qu'il y en a d'autres aussi, je savais pas. Qu'est ce que tu pourrais bien regretter à part celle là ?

Elle regrettait soudain à moitié d’avoir parlé de cela mais au fond ça n’était sans doute pas très grave. Elle avait cette étrange sensation que demain, tous les deux auraient oublié cette soirée, ou seraient convaincus de l’avoir rêvée.

- Celle là m’importe peu. J’en ai d’autres qui m’embêtent un peu plus...Enfin bref…

Et puis elle avait parlé à Ridley de ses tatouages qu’il semblait regretté. Pour elle, la seule explication était qu’il regrettait de les avoir fait. Elle en avait déjà aperçu certains sans vraiment y faire attention.

- J'aurais préféré, dit-il sur un ton soudain beaucoup plus froid, avec un petit rire pas très convaincant. Mes erreurs de jeunesse sont comme toutes les erreurs de jeunesse, des conneries que j'ai fait pendant mes études ou quand j'avais un peu trop bu à des fêtes.

Elle se perdit en conjectures. Qu’avait-elle vu déjà ? Elle n’était pas sûre de se souvenir bien. Elle se souvenait vaguement, d’une étoile, d’une chaine brisée. Et cette chose triangulaire, qu’est ce que cela pouvait bien être ? Une voile de bateau ? Sans comprendre pourquoi un vague malaise s’emparait d’elle. Il lui semblait qu’elle était passée à côté de quelque chose.

- Miranda, je sais où tu as travaillé avant, tu peux pas me faire croire que tu as réussi à savoir des choses sur moi par une simple discussion un soir à la cafétéria et que là maintenant tu n'en as pas reconnu un ou deux de ceux que tu as déjà vu.

Cette remarque lui fit l’effet d’une douche glacée. Elle se tourna résolument vers le ciel, pour éviter son regard et qu’il ne puisse pas voir l’expression de pure douleur sur son visage. Pourquoi Ridley pensait-il soudain qu’elle se moquait de lui ? La seule solution, c’était de rassembler les bouts, résoudre le puzzle qu’il lui tendait. L’angoisse grandissait en elle à mesure qu’elle réfléchissait.

Où avait-elle travaillé qui ait un rapport avec tout cela ? La psychiatrie ? Non. La prison. Oui la prison, elle ne savait pas pourquoi mais elle sentait au tréfonds d’elle-même. Elle aurait vu ses tatouages là bas ? Oui. Exact. Les chaînes, l’étoile, les bateaux par centaines, les quelques points sur le poignet, ceux qu’on augmentait chaque année d’enfermement. Évidement elle connaissait tout cela.

Ridley serait allé en prison ? Non. Elle savait déjà que non. Elle savait déjà au fond d’elle même depuis un moment ce qui lui était arrivé en réalité. Mais à présent elle n’avait plus le choix, toutes les pièces se mettaient en ordre sans qu’elle n’y puisse rien. Sur son bras, elle avait vu quelques mots en Russe. Alors qu’il était de notoriété publique que Ridley leur vouait une haine sans merci.

Évidemment, elle n’avait pas voulu y penser plus tôt. Mais tout faisait horriblement sens, sa crainte des médecins et de l’eau, son habitude de travailler beaucoup, le fait qu’il partageait avec elle la difficulté de se lier, son sommeil difficile. C’était logique ! Terriblement logique.

Ridley avait travaillé à la CIA avant de fonder le SCP, en plein dans une période de tension avec la Russie. Évidemment, il avait été un espion. Evidemment il avait été attrapé.

Et torturé.

Soufflée par l’évidence elle ne trouva rien à dire d’abord. Elle hésita presque à changer maladroitement de sujet. Mais ces quelques lignes d’introduction « Honte, torture et traumatisme » lui revirent tout à coup. « La torture ne sert pas à faire parler, elle sert à faire taire. »

Alors elle se força à le dire, en autant de mots. Parce qu’il fallait sans doute bien appeler un chat un chat pour éviter de minimiser l’horreur, ce qui n’aurait finalement été qu’un affront supplémentaire.

- Tu as été capturé en Russie… et torturé là bas, souffla-t-elle d’une voix blanche.

C’était tellement évident qu’elle se demanda comment la moitié du SCP n’avait pas déjà devine. Après elle se dit que c’était sans doute pour la même raison qu’elle, ils ne voulaient pas savoir. Elle avait peur qu’il ne sache pas quoi répondre, ou qu’il ne puisse rien ajouter. Il n’y avait sans doute rien à ajouter. Là s’arrêtait la possibilité des mots d’exprimer des choses. Alors elle se tourna vers lui et brusquement, sans attendre, elle le serra dans ses bras très fort.

Elle l’avait dit. En autant de mot. Elle l’avait serré dans ses bras avec l’angoisse au fond du ventre. Il n’y avait pas de bonne manière de dire cela probablement, ni de réagir. Elle voulait juste montrer qu’ils pouvaient être ensemble quand-même et qu’elle compatissait, dans la mesure du possible, parce qu’évidemment elle ne pourrait jamais ne serait-ce qu’imaginer ce qu’il avait vécu. Elle aurait pensé qu’il ne dirait rien et attendrait simplement qu’elle le lâche et change de sujet, ou qu’il allait dire quelque chose elle ne savait quoi.

Au lieu de cela, il la repoussa brusquement et elle chuta  fort le dos contre le matelas. Il se releva face à elle avec un regard glacé.  Quoi qu’il sorte de sa bouche maintenant, cela promettait d’être tout à fait terrible.

- J'ai pas besoin de ta pitié Miranda, j'ai besoin que tu te taises, commença-t-il.

Son souffle se coupa, elle n’y comprenait plus rien. La minute d’avant, elle avait la sensation qu’il exigeait au contraire qu’elle parle. Peu importe ce dont il avait besoin elle le ferait mais elle n’avait visiblement rien compris. Elle avait peut-être oublié qu’elle n’était pas en face d’un patient qui était toujours d’une manière ou d’une autre prêt à faire face à sa difficulté puisqu’il était venu jusqu’à elle. La lumière du ciel, cet état second lui avait fait croire que tout était possible, qu’ils pouvaient se soigner l’un l’autre en quelque sorte. Elle avait été sotte, elle ne pouvait sans doute rien et lui non plus. Elle ouvrit et ferma la bouche sans pouvoir rien dire pendant qu’il poursuivait.

- Dis seulement quelque chose à quelqu'un à ce sujet-là et tu auras sa mort sur la conscience, mais pas longtemps parce que la tienne suivra. Ne m'oblige pas à faire ça, pas maintenant.

Son sang se glaça. Venait-il vraiment de menacer de la tuer ? L’idée même était folle. Mais  après tout c’était une information sur le grand patron du SCP qu’elle avait là, surtout ce qui le faisait souffrir et le mettait hors de lui. Cela aussi elle l’avait oublié.  

- Il va sans dire que… bredouilla-t-elle sans même songer à se relever, que je ne dirais rien… a personne… et si tu ne veux plus qu’on en parle, alors nous n’en parlerons plus…

Comme elle parlait son regard se voilait. Et l’idée qu’il pourrait la tuer ne lui semblait plus si folle. Elle tendait ses mains vers lui, doutant d’avoir semblé crédible. Pourquoi était-ce si facile dans son travail, et si difficile maintenant de trouver les mots justes ? Elle luttait contre les sanglots sans trop savoir pourquoi. Elle doutait qu’ils se reverraient après ce soir.

- Moi qui espérais qu'au moins une soirée dans ma vie allait bien se passer, au moins une relation avec quelqu'un, mais non, évidemment que non, j'aurais dû m'en douter que je pouvais pas être heureux pour une fois fauttoujoursquejefoutetoutenl'airfauttoujoursqueçaarriveçairajamais.

Et voilà qu’il disait avoir foutu les choses en l’air, alors qu’elle avait l’impression que c’était de sa faute à elle. Tout ce qu’elle allait dire serait probablement retenu contre elle. Ne rien dire le serait également alors mieux valait sans doute tenter le tout pour le tout. Elle parla vite, hésitant sur les mots, toujours au sol.

- Ridley… écoute… c’est pas grave… enfin si c’est grave ce qui  t’es arrivé évidemment mais… ça change rien… enfin… je vois pas pourquoi ça nous empêcherait de… finir… être…enfin tu vois ?

Il allait falloir faire mieux que ça.

- Je pensais… je pensais que tu voulais que je le dise… comme si tu me reprochais de faire semblant de pas avoir compris… mais je faisais pas semblant… j’ai compris juste là… maintenant…

Elle prit une grande inspiration.

- Dis moi… dis moi juste ce que tu veux que je fasse ?

Il y eut un bref silence et la sentence tomba.

- Tu sais quoi ? Laisse tomber.

Et il la planta là. Elle se roula en boule sur le matelas, accusant le choc. Elle allait rester là mais sans savoir pourquoi elle le suivit. Elle n’oserait surement pas l’approcher de peur qu’il ne la tue de ses mains cette fois. Mais elle avait peur qu’il ne fasse elle ne savait quoi. Elle avait déclenché tout cela. Il était de son devoir de veiller à ce que les conséquences ne soient pas trop catastrophiques. C’était le couloir du simulateur d’apesanteur. Elle pensait furtivement que c’était sans doute là qu’ils devaient finir leur soirée. D’où la tenue confortable. Tout cela était tellement dommage.

L’ordinateur de contrôle fut brisé violemment, dans un cri. Elle resta cachée juste à côté du chambranle de la porte. Il semblait qu’il voulait rester là un moment, lové contre le mur. Elle voulait se montrer revenir, mais elle avait trop peur de déclencher ses foudres à nouveau. En même temps l’idée de le laisser là tout seul lui semblait insupportable. Alors sans faire de bruit, pendant qu’il ne la voyait pas tout à son désespoir, elle alla s’asseoir dans le coin opposé de la pièce, les genoux entre les bras, sans le regarder et sans rien dire.